vendredi 30 mars 2007

Sur la fonction du théatre

Artaud, esprit terriblement brillant et torturé s'il en est, fut très inspiré le jour où il compris que le théatre, loin de sa fonction de représentation, d'illustration ou de pathétique imitation de la Vie, se doit au contraire d'en être la manifestation la plus haute. Le texte, une fois remis à sa place, sur la scène les acteurs doivent puiser leur force dans les abîmes de l'être, de l'inconscient, là où se forment les pulsions, les sentiments et c'est de cette force que nait la véritable magie du théatre, et non pas dans une vulgaire mise en scène d'un texte, si élégant et beau soit-il.
Car le théatre a ses racines dans les cérémonies rituelles dites primitives et dès lors acquiert une fonction SOCIALE bien plus profonde que le divertissement. Ces rituels, figuratifs, soigneusement codés, avaient pour fonction de renforcer la cohésion sociale. Y entraient en scène les dieux, les esprits, incarnés dans le chef ou le chaman. Lors de ces représentations étaient exaltées, par de savantes mises en scène, les pulsions, les forces individuelles néfastes pour l'ensemble social, comme l'agressivité. La pratique régulière de ces cérémonies, dont toute la communauté se devait d'être acteur, permettait ainsi de libérer l'énergie accumulée par ces pulsions. Et celui qui ne respectait pas les codes établis se voyait rejeté hors de la communauté car il pouvait par la suite nuire aux autres membres.
Ces cérémonies me semblent être une évolution humaine des danses que l'on peut observer chez les espèces gregaires d'oiseaux, de poissons ou de mammifaires qui permettent de désamorcer l'agressivité intraspécifique naturelle. Chaque animal qui doit défendre un territoire, s'il veut le conserver, doit avoir une attitude en premier lieu agressive envers ses prochains. Et si cet animal est social, alors il doit posséder un code, un comportement qui est propre à sa communauté et qui lui permette d'en différencier les membres des étrangers. Ces danses commencent par la manifestation de l'agressivité, par un comportement agressif jusqu'à ce qu'un signe, compris des différents protagonistes les fassent basculer dans l'entente. Et c'est précisément cette danse qui libère l'énergie de la pulsion agressive.

Ce que le théatre a perdu au fil du temps, c'est cette capacité d'exorcisme. Aujourd'hui il y a les acteurs d'un côté et les spectateurs de l'autre. Ces derniers demeurent passifs et ne font que ressentir très indirectement les forces qui se doivent d'être en jeu sur scène. Un spectateur qui reproduirait les gestes du meurtrier serait considéré comme fou. Et c'est là que se trouve précisément la folie de notre temps. Nous nous imaginons qu'imiter un meurtre ne ferait qu'inciter à le réaliser alors que si dans ce geste, nous mettons toute notre cruauté, toute envie de le réaliser pour de VRAI sera dissipée car l'énergie de la pulsion sous-jacente aura été libérée. C'est au contraire par le refoulement et par l'accumulation de cette énergie qu'un jour l'acte sera réalisé.
Heureusement pour nous, la perte de fonction sociale du théatre n'a pas entrainer la création d'armées d'assassins. Les pulsions autrefois soulagées dans la cérémonie se retrouvent aujourd'hui sublimées dans toute compétition. Les mécanismes restent inchangés, seul le cadre des codes dans lequel ils évoluaient a changé. Le deuxième moyen de libérer l'énergie de ces pulsions, comme Wilhelm Riech l'avait bien compris, est l'orgasme, qui en lui-même vide l'organisme de toute libido.

Celui donc qui aujourd'hui n'arrive pas ou que partiellement à se libérer de ces forces soit par la sublimation soit à travers l'orgasme, celui-là sera nuisible à la société à laquelle il appartient. Cela peut aller du comportement agressif pour un oui ou pour un non, de la délinquance à la folie, meurtrière ou non. Ce qui auparavant était organisé par la société afin de la maintenir stable, au moyen de la cérémonie rituelle est aujourd'hui laissé à l'individu. Et nul châtiment ne saurait changer cet état de fait. Ce qu'il faut, c'est retrouver un moyen social de libérer ces énergies individuelles, dans des cadres définis, sans quoi elles se diluent comme un poison dans la société.

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